Chapitre 1
Après avoir quitté leur grotte devenue trop étroite, les gobelins établirent leur campement principal au cœur de la forêt kelte, dans une vaste zone sauvage et inhabitée où aucun humanoïde n’avait mis les pieds depuis des décennies, peut-être même des siècles.
Leur victoire sur le village de Grae les avait ragaillardis. Avec l’aide des Vulpès capturés, ils érigeaient des palissades en bois, creusaients des tranchées, et construit des bicoques grossières où ils entreposaient leur butin. Des forges primitives, alimentées par des xylothermes enfermés dans des cages en métal, produisaient un fer de mauvaise qualité mais qui suffisait à fabriquer des flèches et des lances en grande quantité. D’autres tribus de ces petits monstres les avaient vite rejoints, et leur nombre dépassait maintenant plusieurs centaines d’individus.
Les prisonniers vulpès ne les aidaient pas de gré, mais la peur de se faire égorger les avait convaincus de passer au service de leurs nouveaux maitres. Les plus chanceux participaient à la confection des armes, des chariots ou des fortifications, les autres étaient condamnés au travail de peine.
Un paysan mal nourri, qui portait avec difficulté un panier rempli de gravats, s’écroula en plein milieu du chemin. Le contremaitre sortit un fouet énorme pour sa taille, fait de lianes torsadées dans lequel étaient fichés des échardes et des vieux clous.
« Homme-Renard, debout ! Debout ! » l’invectiva-t-il dans la langue kelte, qu’il peinait à articuler. Il n’eut pas le temps de porter le premier coup qu’il fut bousculé par Graven.
Graven, le guerrier gobelin et « chef d’état-major », était le plus grand de sa tribu ; il avait des yeux vifs, un nez rond mais pas pointu, une mâchoire carrée et les épaules larges ; contrairement à ses congénères, il se tenait bien droit. Quand il était pressé, il ne fallait pas rester sur son chemin.
Il poussa le pan d’une grande tente située au fond du camp, celle de Beg’Tev.
Vieillard hideux, il faisait office de chef. Il était le seul à s’y connaître suffisamment en magie pour lancer des sorts utiles ; il était aussi versé en herboristerie, et respecté en tant que chaman. Son grand chapeau en cuir trop large pour lui, les vieilles fripes et les grigris dont il se vêtait ajoutaient au personnage.
Lors de la prise de Grae, il avait mis la main sur des ustensiles d’alchimie, et maintenant, il s’essayait aussi aux potions.
« C’est une bien vilaine blessure que tu as là, laisse-moi te soigner… » dit-il à une jeune femme vulpès qui s’était ouvert le bras avec un ciseau. Il l’attrapa et lui versa sur la plaie une potion de son cru. La blessure se referma à vue d’œil, occasionnant au passage une douleur atroce — c’est ce qu’il déduisit des cris de la paysanne, qui ne tarda pas à s’évanouir.
« Je n’ai pas dû tout faire comme il faut… les recettes elfes sont incompréhensibles ! » marmonna-t-il en feuilletant un grimoire aussi vieux que lui et qu’il comprenait à peine.
Le guerrier s’approcha en repoussant la Vulpès à demi-consciente en dehors de la tente d’un revers de la main.
« Beg’Tev. J’ai découvert où était Torkhus. »
Une lueur maligne s’alluma dans les yeux ternes du chaman.
« Enfin. Nous allons le rencontrer tout de suite. »
Les gobelins forment une race peureuse, tant à cause de leur petite taille que leur faible intelligence. Les autres monstres conscients les considèrent comme inférieurs.
Mais avec le sceptre de Beg’Tev, et la victoire à Grae, l’agrandissement de leur clan, ils se sentaient tout à coup prêts à traiter d’égal à égal avec l’orc Torkhus.
Bazemont lui servait de repaire. Cette vieille forteresse humaine, bâtie un siècle auparavant par les Méroviens, fut abandonnée peu de temps après sa construction, l’impitoyable forêt n’ayant pas apprécié cette tentative d’implantation. Les murs d’une vingtaine de mètres de haut n’avaient plus ni chemin de ronde ni mâchicoulis, écroulés depuis longtemps.
Le lierre avalait les tours et avec le temps fracturait plus de pierres que les boulets des catapultes. La forêt devenait si dense que le crépuscule était permanent. Des métopornithes, horribles oiseaux de deux mètres d’envergure, à la tête aussi longue que le corps et dotés de lèvres et de dents humaines à la place du bec, regardaient les intrus passer depuis la cime des arbres.
« Et ton ami humain, celui qui t’a donné le sceptre, on en fait quoi ? demanda Glaven alors qu’ils marchaient dans la cour.
– Ah, lui… rien. Il n’a pas besoin de savoir toutes nos affaires, et notre contrat ne demandait d’assaillir que ce village. »
Ils entrèrent dans le logis central, poussant une porte en bois qu’ils auraient été bien incapables d’ouvrir seuls s’ils n’étaient pas aidés par des serviteurs.
Torkhus était assis sur un trône de fortune agrémenté d’imposants crânes d’animaux à cornes. À ses côtés, une demi-douzaine de femelles orcs, vêtues de pagnes en peau. D’autres mâles étaient dispersés dans la pièce, armés de gourdins ou de lances en bois.
Beg’Tev et Glaven restèrent figés sur place. Le chef orc n’était pas seulement un colosse de deux mètres trente : son apparence physique, aussi incroyable que cela puisse paraitre, le faisait ressembler à un humanoïde presque normal. Sa mâchoire carrée n’était pas prognathe, ses épaules étaient larges et musclées mais bien proportionnées, ses cheveux longs jusqu’à la base du cou. Ses yeux jaunes étaient grands et remplis d’intelligence, contrairement aux gobelins qui les avaient petits et ternes. De loin, si on faisait abstraction de sa peau vert clair, on aurait tout à fait pu le confondre avec un bûcheron humain.
Les femelles qui l’accompagnaient, grandes et tout en muscle, n’étaient pas moins bien faites, et seules les canines qui sortaient en permanence de leur bouche rappelaient leur race. Les autres mâles avaient une apparence plus conforme à l’idée qu’on pouvait s’en faire, avec une mâchoire en avant, un front bas, une calvitie avancée et des membres épais et noueux.
« C’est vraiment l’un des nôtres ? demanda Glaven perplexe.
– Plus les monstres sont puissants, plus ils prennent la forme des humanoïdes… » murmura Beg’Tev, qui avait déjà abandonné tout espoir de faire jeu égal avec l’orc.
« Qui me demande ? tonna Torkhus.
– Beg’Tev et Glaven, du clan Skarzh. Nous sommes venus vous demander une alliance…
– Et pourquoi moi, Torkhus, je m’allierais à des petits gobelins comme vous ? Je pourrais vous écraser tous les deux d’une seule main ! »
Beg’Tev montra avec son sceptre un chariot rempli de quartiers de viande, de poissons séchés, et d’armes en fer. Glaven avait pris soin d’y ajouter quelques femelles vulpès, pour faire bonne mesure.
« Ahahaha, je vois qu’on va se comprendre ! »
Il s’approcha du chariot et passa en revue les victuailles et les filles, qui s’attendaient d’ailleurs si peu à voir un être pareil qu’elles le regardaient avec des yeux plus curieux qu’effrayés.
« Pas de vin ?
– Non… mes hommes ont déjà tout bu… s’excusa Beg’Tev en baissant la tête.
– Alors il faudra régler ça ! Nous allons piller quelques villages !
– À ce sujet, j’ai une suggestion… Le château de Mézidon, juste à l’orée de la forêt.
– Pourquoi ? Il n’y a que des fermes. » demanda le chef orc alors qu’il chargeait deux Vulpès sur ses épaules.
« On dit qu’une magicienne elfe très puissante serait là-bas. Elle posséderait des grimoires, et elle-même pourrait devenir une source importante d’énergie… » expliqua Beg-Tev.
Torkhus posa les deux filles au sol, et se pencha sur le chaman, un grand sourire sur le visage.
« Ah ? Et pourquoi ça nous arrangerait, ça ? De la magie… »
Beg’Tev leva son sceptre.
« Nous avons récupéré ce bâton. La pierre est remplie de magie elfe. J’ai déjà essayé de la recharger avec une fillette vulpès, mais elle m’a échappé. »
Il leva son grand chapeau. Ses yeux ternes brillaient d’une lueur aliénée.
« Avec une telle puissance, nous pourrions devenir… vous pourriez devenir maitre de toute la région, voire de tout le pays. »
Torkhus lui mit une grande tape dans le dos.
« J’aime bien ta manière de parler, gobelin. Mézidon sera notre prochaine cible. »