Chapitre 3
Le reste du trajet se passa dans le calme. Louwet appréciait son premier voyage en carriole, et elle regardait avec des yeux émerveillés le paysage défiler devant elle. Walcaud faisait tout pour ne pas tomber. Quant à Silyen, à tout le moins on pouvait dire qu’elle avait survécu, mais sans plus.
Un gros gargouillis brisa finalement le silence.
« Arrêtons-nous pour manger. Il serait dangereux d’aller en forêt la nuit. On campera à la lisière avant de continuer. », demanda Walcaud. Pour une fois, Évrard, sans le rabrouer, fut d’accord, et à défaut d’une auberge dans les environs, il s’arrêta dans une grande plaine que bordait un petit ruisseau.
Silyen sauta de la carriole avec une joie non dissimulée.
« Enfin ! Jamais je n’aurais cru être contente de toucher la terre, lâcha-t-elle alors qu’elle tapait du pied contre le sol.
– Tu comprends maintenant ce que je ressentais quand tu m’avais trainé dans la rivière ?
– Mais cette fois-là, c’était un cas d’urgence pour échapper aux gobelins ! »
Ils déharnachèrent les chevaux et les laissèrent se reposer un peu, mais pas trop loin : l’orée de la forêt se trouvait à quelques centaines de mètres tout au plus.
Walcaud planta sa tente de militaire près d’un gros rocher ; il en était toujours aussi fier.
« Ça, c’est de la qualité ! s’extasia Évrard en touchant le tissu.
– N’est-ce pas ! C’est la tente officielle de l’armée mérovienne pour les Écorcheurs.
– Tu n’es pas censé la rendre quand tu quittes le régiment ?
– Euh, bah… » balbutia le mercenaire en sifflotant.
Pour le diner, Bréhant leur avait confié du bouillon de jarret de la veille. À l’aide d’une bouteille de gros rouge, Évrard prépara un chabrot en mélangeant les deux. Ils l’accompagnèrent avec du pain aux noix et une tranche de livarot, un fromage odorant.
« Bon, je vais me coucher, dit Évrard.
– Attends, on doit s’organiser pour les tours de garde…
– Je croyais que tu m’escortais jusqu’à Arbone. Occupe-toi en tout seul ! » grommela Évrard, et il se roula dans sa couverture. Assez vite, on l’entendit ronfler.
Les mains sur les hanches, Walcaud poussa un profond soupir.
« Bah quoi, on a peur du noir ? demanda Silyen, un petit sourire sur les lèvres.
– C’est pas ça mais… la zone est dangereuse. »
La sirène ouvrit sa bouche pleine de dents pointues.
« À la lisière de la forêt, on ne risque que de croiser un gobelin ou deux, je m’en occuperai ! » dit-elle, alors qu’elle le fixait de ses pupilles verdâtres. Dans ces moments-là, elle avait dans le regard une expression de brutalité animale qui faisait froid dans le dos — et qui expliquait pourquoi les sirènes n’étaient pas considérées comme des humanoïdes à part entière.
« Prend le premier tour, je vais à la rivière pour me tremper ! »
Walcaud s’allongea sur l’herbe pendant qu’elle s’en allait. Elle avait besoin de s’humidifier la peau régulièrement ; et c’était l’une des raisons pratiques pour lesquelles on trouvait peu de sirènes dans les villes humaines — ça, ainsi que leur propension à la violence et leur absence de vêtements décents.
Le temps se rafraichissait à mesure que la nuit tombait. Pour ne pas attirer les monstres, ils avaient éteint leur feu. Louwet s’était roulée en boule sur elle-même et emmitouflée dans une grosse couverture en laine. Le voyage en carriole, bien que plaisant, l’avait exténué et elle dormait à poings fermés. Évrard, un peu plus loin, dormait aussi, gratifiant la faune locale d’un bourdonnement qui suffisait à la tenir éloignée.
Walcaud psalmodia quelques paroles sibyllines. Ses pupilles se teintèrent d’un éclat verdâtre. Il venait, grâce à la magie, de se rendre nyctalope.
Qu’on ne se méprenne pas, ce genre de sortilège était loin d’être à la portée du premier venu ; mais Walcaud, malgré une attitude nonchalante prononcée, était un soldat d’élite, un vrai, qui savait se battre à l’épée comme à l’arbalète et qui connaissait les arcanes comme peu d’autres dans le royaume.
Tout en scrutant la plaine, il maudissait Évrard. Arbone, ce n’était pas la porte à côté… Et sa manière de conduire sa carriole ! S’il avait renversé quelqu’un, il était à peu près sûr que ça lui serait retombé sur la tête.
Il poussa un soupir. Devoir s’occuper d’une gamine n’était pas de tout repos. Pour ainsi dire, c’était la première fois qu’il avait une mission pareille ! En plus, il devait se coltiner une sirène pour toute aide, ce qui, en définitif, ne faisait que lui rendre la tâche plus compliquée.
« J’espère qu’on va vite lui trouver un nouveau foyer… » murmura-t-il en regardant Louwet.
Des traces devant eux attirèrent son attention. Les herbes hautes avaient été pliées par le passage de quelque chose, ou de quelqu’un.
« Au vu de la taille, ce doit être un petit animal… » pensa-t-il.
Walcaud se redressa.
« Ou un gobelin. »
Les traces partaient en direction de la rivière. Il fallait qu’il aille chercher Silyen, et vite, mais il ne pouvait laisser Louwet seule. Ou seule avec Évrard, mais contre des monstres, cela revenait au même.
« Je ne vois et ne sens rien d’autre, mais dans le doute… »
Par chance, il avait dans sa besace des collets et un piège à loups. Les gobelins et les petits monstres étaient assez brutaux et pas très intelligents ; quand ils voyaient une proie, ils avaient tendance à avancer sans réfléchir.
« Ça devrait suffire. Maintenant, allons récupérer l’autre, et tirons ça au clair ! »
La rivière était à huit cents mètres. En courant, c’était l’affaire de cinq minutes. Le temps qu’il arrive, son sort de nyctalopie avait cessé de fonctionner. Dans la pénombre, il ne trouvait pas Silyen. Tout juste distinguait-il la lumière des lunes rouges se refléter à la surface de la rivière.
« Les sirènes sont réputées pour leur discrétion dans l’eau… je vais avoir du mal à la trouver ! »
Il distingua des formes sur un rocher. Il s’approcha prudemment, mais ce n’était que les vêtements de Silyen.
« Elle les a retirés ? Ça devait la gêner pour nager… déjà qu’elle ne porte pas grand-chose… »
Une grande bande de tissu bleu pour se couvrir la poitrine, une culotte, un paréo, et c’était là tout ce qui habillait la sirène — précisons que la culotte lui fut imposée par la duchesse si elle voulait vivre dans la ville.
« Ça veut dire que si je la trouve maintenant, elle sera nue ? »
Il marqua une petite pause.
« Allez, il faut se dépêcher ! »
Il longea la berge sur quelques mètres. Du bruit le mit sur ses gardes. Il s’approcha encore.
Au milieu des hautes herbes se dressait une bûche d’environ soixante centimètres de long dont les branches faisaient office de pieds et de mains. Le bois était craquelé. On pouvait voir, à l’intérieur, qu’il était rempli de braises incandescentes. De gros sourcils, une bouche difforme et des yeux petits et triangulaires lui faisaient un visage taillé dans l’écorce.
« Un xylotherme… » murmura Walcaud.
Le monstre l’avait repéré. Il cracha dans sa direction un tison ardent qui brillait de mille feux. Lorsqu’il s’écrasa au sol, il forma un petit cratère dans la vase. Il était aussi lourd qu’une pierre.
« Je peux le vaincre avec un sortilège, mais il est trop près, je dois m’éloigner… et si je m’éloigne, il risque de me filer entre les doigts… » pensa Walcaud alors qu’il éteignait le départ de feu en martelant l’herbe du pied.
Rapide, il dégaina son arbalète et décocha un carreau pile dans un interstice du bois. Le fer de la pointe s’entrechoqua contre les braises ; des étincelles jaillirent de la bouche du monstre.
« Bien sûr, ça ne suffit pas. »
Le xylotherme, à quatre pattes sur le sol, se traina vers lui.
« Bon bah, fuite ! » s’exclama Walcaud alors qu’il s’éloignait à grands pas.
Le mercenaire ne savait pas quoi faire. Ce genre de bestiole, seule, n’était pas très dangereuse, mais elle restait longue à tuer. Et il fallait qu’il rentre vite au camp, ou qu’il trouve Silyen.
Il décida finalement de foncer dessus et de le renverser avec un coup de pied.
« Argh, ça crame ! » s’exclama-t-il en essayant d’éteindre sa chaussure en cuir qui avait pris chaud.
Le xylotherme se redressa et se tourna vers lui. Ses pupilles, deux charbons ardents, le fixaient avec intensité, comme s’il comprenait la situation dans laquelle Walcaud était.
« Merde, tu vas voir… »
Une ombre se dressa subitement derrière le xylotherme. Quatre tentacules le saisirent et le broyèrent ; l’eau qui en suintait rentrait dans ses interstices, éteignait ses braises dans un chaos de fumée et de cris stridents. Son écorce était décollée comme on arrache la peau d’un animal pour l’écorcher. Il rendit l’âme en crachant des flammes.
« Silyen ! Tes tentacules ! » s’exclama Walcaud, qui remarquait que les appendices étaient brûlés.
La sirène, les mains sur les hanches et un air sévère sur le visage, gardait ses sourcils froncés.
« Qu’est-ce que tu faisais vers mes vêtements ?
– Tes vêtements ? Ah, mais non, c’est pas ce que tu crois… »
Silyen se retourna, la larme à l’œil.
« Dire que tu m’avais pour toi tout seul hier, tu préfères te contenter de culottes ! Tu es vraiment un pervers !
– Mais… mais non ! Et puis hier il y avait Louwet dans la chambre, qu’est-ce que tu veux que je… enfin c’est pas le sujet ! Il y a des xylothermes hors de la forêt !
– Ouais j’ai vu !
– Et ?
– Ça brûle !
– Non, débile ! Ça veut dire que quelque chose les a chassés hors de la forêt !
– C’est pas grave ?
– Pas grave s’il était tout seul, mais ces monstres vivent en groupe. Je vais soigner tes plaies, et on va rentrer en quatrième vitesse ! »
Il posa sa main sur le dos de Silyen, et réitéra une de ces espèces de psaumes monotones, en galate ancien, qui constituait la base de ses sortilèges. Les brûlures se résorbèrent à vue d’œil sans disparaitre totalement.
« C’est le mieux que je puisse faire. », dit-il, le souffle court. Silyen, des étoiles dans les yeux, regardait ses tentacules presque guéris.
« La magie, c’est trop fort ! Avec ça, je peux me battre contre n’importe quoi, même des typholamias, sans risquer mes écailles ! Ahaha !
– Je ne sais pas ce que c’est que des typholamias, je ne veux pas le savoir, mais je ne peux jeter ce genre de sort qu’une ou deux fois par jour ! Et…
– Et ?
– Habille-toi, s’il te plait. », dit-il en s’essuyant le front.
La sirène, les mains sur les hanches, était toujours nue. Ses tentacules passaient devant son corps pour cacher son intimité, mais c’était loin d’être suffisant.