Chapitre 1

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— Nous devons intervenir, répéta gravement une domination, autour de la table du conseil. 

L'archange-roi Daniel ne réagit pas. Des lumières rouges passèrent sur son visage parcheminé, alors que ses yeux étudiaient encore la galaxie de Kokab. Depuis le sommet de son Sanctuaire, le souverain pouvait observer dans son entièreté la capitale de son royaume, large de presque un million d'années-lumière. De grands bâtiments, chacun la taille d’un système solaire, orbitaient tout autour. Ils abritaient les plus grandes chorales du royaume, les domaines d’archanges très puissants, des nids fourmillants qui généraient des millions d’élohim chaque minute. Mais récemment, ces derniers ne sortaient plus pour rejoindre leurs affectations ou aller combattre sur le front. Els sortaient à présent pour une seule chose : protester.

Furieux et violents, les élohim envahissaient les rues, les avenues pavées de mercure liquide et les grands couloirs aériens. Sur les façades des bâtiments, els arrachaient les écrans de propagande montrant Guebourah et ses sables rouges. Peu à peu, els volaient vers le centre-ville, vers le Sanctuaire. Leur clameur furieuse remontait jusqu'à son sommet, où le conseil de sécurité du royaume se réunissait. 

— Nous sommes déjà intervenus, commenta une vertu-conseiller. La Milice empêche les violences, l'Ecclésia prêche l'obéissance...

— Cela ne sert à rien ! pesta Montseron, séraphin évêque de Kokab.

— Que voulez-vous faire ?! Envoyer tout le monde en pénitence ?! pesta la vertu. 

— Oui ! gronda le séraphin.

— C'est impossible ! 

— Bien sûr que si. Les rebelles refusent d'embarquer vers Guebourah de toute façon. Donc autant les envoyer en pénitence !

— Dois-je ainsi réprimer mon peuple ? demanda finalement Daniel, de sa voix vibrante. 

— Il serait temps, Archange ! s'énerva Montseron. Il serait temps ! Vous privilégiez toujours la Miséricorde d'EL, et c'est tout à votre honneur. Mais il vient des moments où c'est le Jugement de notre Créateur qui doit être appliqué !

Daniel soupira.

Tout avait commencé il y a deux cycles seulement. Après une longue période de négociations, le royaume de Hod avait accepté de livrer un milliard de vertus au royaume de Guebourah, pour lui venir en aide. La Forteresse des Cieux essuyait en effet de nombreuses pertes sur le front de l'Abysse. Camael, archange-roi de Guebourah, avait alors appelé le reste des royaumes à s’envoyer des renforts.

Très dépendant de la protection de Guebourah, le royaume de Hod avait vite répondu à cet appel. L'aide des vertus expertes de Hod donnerait davantage de résilience aux puissances combattantes du front, face aux assauts incessants des démons. Comme il était de coutume à Hod, Daniel avait laissé son peuple candidater librement aux affectations qui les mèneraient sur le front de Guebourah. Il était attendu que la plupart des chorales de vertus envoient par devoir et honneur tout ou parties de leurs troupes vers la Forteresse des Cieux. Les offres d'affectations avaient donc été publiées dans le réseau EL. Des forums de recrutement avaient été organisés partout dans le royaume. Des procédés logistiques avaient été montés pour réunir les troupes à Kokab et depuis le célestoport militaire, les envoyer sur la route du Pendu, pour les livrer à Guebourah. 

Comme d'habitude lors de ce genre d'accord avec Guebourah, peu d'élohim s'étaient porté volontaires. Le front de l'Abysse avait la réputation d'être particulièrement mortel, ce qui était vrai. Mais la faible attractivité de ces affectations n'était pas la cause de la colère des vertus. Le problème, c'était que celles envoyées par leurs chorales s'étaient vite rendu compte que leurs supérieurs, souvent des élohim de basse génération considérés comme "nobl'ailes" ne les y suivraient pas. Les troupes de Hod seraient confiés à des commandants guébouréens. Cette clause nouvelle avait été exigée par les archanges de Hod, soucieux de garder leurs meilleurs éléments auprès d'eux en ces temps difficiles, où les hordes de démons descendaient sans difficultés sur Hod, puis sur Malkouth.

Face à la colère montante du peuple des vertus, Daniel avait ordonné qu'on explique cette décision au peupl'aile. La meilleure agence de propagande du royaume, constitué de principautés en majorité, avait donc préparé des phrases à répéter. 

"Les commandants de Guebourah sauront vous guider. Els connaissent mieux que personne comment combattre sur le front. "

"Les puissances de Guebourah sont des soldats d'élites. Les soutenir sera une expérience incroyable."

Malheureusement, ces messages n'avaient pas suffi à apaiser l'indignation du peupl'aile. Els s'étaient mis à manifester. Pendant des mois, leur colère s'était concentrée sur le jeune Michaël Fitzarch, qui avait eu le malheur de faire sa marche de pénitence au même moment. Symbole ultime de la préservation des nobl'ailes, le jeune prince avait essuyé la fureur du peupl'aile. C'était ironique, étant donné la soif d'action de ce petit éloha. Par la suite, Daniel avait alors opté pour des slogans cyniques et sans tabous ; espérant enfin atteindre la raison des vertus. Le sujet tabou de la Dilution avait même été abordé.

"Plus il y a de générations entre vous et votre primordieu, moins la lumière d'EL est forte en vous. C'est un fait qu'on ne peut pas changer."

"La forte lumière des nobl'ailes doit être préservée à tout prix. La faible lumière des peupl'aile est remplaçable."

"Le rôle des peupl'ailes est de servir EL. Le rôle des nobl'ailes est de renforcer les rangs des peupl'ailes en leur donnant naissance." 

Daniel s'attendait à ce que ses vertus, toujours opiniâtres, débattent ces slogans, et qu'à l'issue de ces débats, la nécessité de la configuration choisie soit enfin comprise par une majorité. Cependant, la situation avait rapidement dégénéré. La colère persistait et s'étendait à présent au-delà du centre-ville. Les peupl'ailes se réunissaient dans les sanctuaires pour venir provoquer leurs archanges. Pire, le Sanctuaire de Kokab lui-même, demeure du roi Daniel, avait été investi par les protestataires. Des diversions avaient immédiatement été déployées. Les archanges étaient descendus subjuguer la foule, les soumettant par leurs pouvoirs psychiques. Les vertus du nid royal avaient aussi balancé les plus subtiles de leurs thaumaturgies pour calmer tout le monde. Les principautés avaient monté des scènes et lancé des concerts à même le lieu sacré. Un véritable festival s'était déployé pour noyer la colère. 

— Laissons quelques mois à la population pour qu'elle se calme, avait décidé Daniel. Canalisons le feu. Épuisons leurs ardeurs. Nous lancerons les débats par la suite. 

Daniel ne savait pas quoi faire d'autre. Durant ses quatre mille cinq cents cycles de règne, el n'avait jamais fait face à une telle colère de la part du peupl'aile. Le Grand Dessein, le combat contre les démons, tout cela avait jusqu'ici suffit à unir tous les élohim, peupl'ailes ou nobl'ailes. Ce conflit à grande échelle était inédit. Il lui semblait être un rêve étrange. 

— Sandalphon est en train de se retourner dans son œuf, dit soudain un nouveau venu. 

Daniel se retourna. Au-dessus de ses conseillers, un autre archange s'invita. Ce dernier déploya en grand ses trois paires d'ailes, comme pour affirmer sa présence. 

— Mon fils, salua Daniel, imperturbable.

L'archange-prince Saël atterrit et avança vers le roi, qui décida de ne pas prendre de pincettes. 

— Tu présumes de la réaction de notre grand ancêtre sans vergogne, dit-el. Que ferai Sandalphon dans cette situation selon toi ? 

— Oh, je ne sais pas ! recula Saël sans se départir de son air arrogant. Mais que dirais-tu d'un petit voyage à Éden pour lui demander directement ?

— Autant interroger un gâteau d'ambroisie, soupira Daniel. 

Des grimaces gênées furent réprimées parmi les membres du conseil de sécurité. 

— Je ne suis pas là au sujet de la révolte de toute façon, finit par soupirer Saël. 

— Ah ? 

— C'est à propos de Raphaël. 

Ce fut au tour de Daniel de soupirer.

— A-t-el encore volé une de tes promises ?

— Oh non, el a atteint un autre niveau de décadence. El est en train de se battre avec Michaël Fitzarch en plein milieu d'un centre commercial. 

Daniel quitta enfin la grande fenêtre devant laquelle el avait médité. 

— Est-ce une autre de tes plaisanteries ? gronda-t-el en s'approchant de la sphère du conseil.

Au centre, entouré d'éminentes puissances, vertus et dominations, Saël activa un cristal et une projection de Kokab s'afficha dans le réseau. Grâce à la vision d'innombrables ophanim, Daniel et son entourage virent un duel brutal se dérouler dans un des quartiers périphériques de la capitale. L'archange-roi, halluciné, garda ses yeux grands ouverts et les porta vers une autre fenêtre. Une traînée de lumière mauve pulsait au loin, descendant des cieux. 

— Oh par le Grand Architecte…

Un bruissement tinta depuis les hauteurs de la salle du conseil. Des balcons se trouvaient là, couverts par des rideaux de soie bruns. Un des rideaux s'ouvrit, révélant la présence d'une grande azoha aux longs cheveux d'argent. Elle portait un manteau de fils de mercure. Un grand halo de cristal trônait derrière sa tête, éblouissant de paillettes scintillantes. Matriarche millénaire, elle déploya ses ailes translucides et se posa auprès de Daniel. Les membres du conseil s'échangèrent des regards interloqués.

— Que fait une azoha ici ? s'indigna un commandant puissance. 

Doreah ignora la question. El leva les yeux sur son mari, l'archange-roi. 

— Nous n'avons pas de chance, dit ce dernier. Deux conflits, un global, un familial…

— Oh Daniel, pesta fermement Doreah. Pourquoi refuses-tu de voir l'évidence !?

L'azoha se tourna vers les dominations qui étaient autour de la table. 

— Êtes-vous vraiment si incompétents que vous n'êtes pas capables de comprendre ce qu'il se passe, ou assez traîtres pour refuser de pointer le problème ?!

— Quel problème ? dit doucement Daniel en posant une main sur l'épaule de son épouse. 

— Le Grand Architecte n'a pas laissé l'offense faite à son petit Fitzarch impunie ! Il a monté nos propres vertus contre nous !

Daniel secoua la tête.

— Le Grand Architecte n'a aucune raison de vouloir nous nuire, dit-el. Et puis quel rapport avec Guebourah ? 

Doreah tira son époux vers les hauteurs de la salle, le cacha avec elle derrière les rideaux de soie. 

— Je comprends ta colère ma chérie, souffla Daniel. Le Fitzarch a presque causé la mort de notre fils, el a détruit son corps et blessé notre petit Kokabiel. 

— Tu sais qui est derrière tout cela !

— Personne, Doreah. Personne…

— Si ! Satanachia et Géhenna. El est si à l'aise qu'el laisse sa lumière, sa trace partout dans notre propre capitale ! Tu l'as reconnu je le sais !

— Pourquoi Satanachia nous nuirait-el ? grommela Daniel. Nous lui rendons grand service en lui livrant nos vertus.

— Tu crois vraiment qu'el a besoin de nous ? De notre aide ? Ce qu'el veut, c'est le petit meurtrier là. Et tant qu'el ne pourra pas le récupérer, el nous accablera !

— Raphaël refuse de s'en séparer. Quoiqu'à la suite des évènements d'aujourd'hui…

Une clameur effrayée balaya soudain les élohim. 

— Votre Majesté ! appela soudain Montseron depuis la table du conseil en contrebas. 

Daniel et Doreah descendirent. Saël montra dans le réseau des images du centre commercial où Raphaël et Michaël s'affrontaient. Daniel ordonna qu'on les projette au-dessus de la table pour que son épouse puisse voir.

— Cela vient de se produire ! 

Daniel observa les images. Une fois. Son visage ancien se décomposa.

El regarda de nouveau, en boucle. Un silence stupéfait s'installa parmi le conseil.

 — Géhenna… C’est Satanachia… chuchotèrent les membres du conseil.

Daniel se tourna vers son épouse, qui lutta quelques secondes avant d'oser :

— Je te l'avais bien dit…

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