Au bout de trois jours sans nouvelles, des élohim émergèrent enfin de la Sphère des Navigateurs. Des trompettes retentirent. Celles de la victoire. Une vague de célébration et de soulagement traversa le Domitia. La fête continua des jours durant, malgré l’épuisement des principautés comme des passagers. Les démons rodaient toujours. Les ophanim étaient formels. Nana aussi. Les command’ailes de la milice firent leur rapport au commandement du Domitia.
— Les navigateurs s’étaient barricadés à l’intérieur de la Sphère, racontèrent-els. Grâce à leurs pouvoirs de Clairvoyance, els parvenaient à détecter les démons et à les repousser, mais leur situation était précaire. De nombreux systèmes ont été sabotés par les démons, qui semblaient dotés d’une grande intelligence. Les communications étaient bloquées. Notre assaut est survenu juste à temps pour sauver les navigateurs.
— Pourquoi êtes vous ressortis si tard ? leur demanda-t-on.
— Des déformations spatio-temporelles ont lieu dans la Sphère. Ainsi, le temps s’est écoulé plus vite à l’intérieur qu’à l’extérieur. Alors que quelques heures ont passé pour nous, ce furent des jours pour vous. Zinebiel acquiesça. La domination capit’aile semblait avoir anticipé cela. Ainsi, el n’avait pas paniqué malgré le retard des troupes. Ces capit’ailes cependant, avaient disparus.
— Els ont déserté, semble-t-il, révéla Zinebiel sans détours au reste des nobl’ailes présents. Els ont utilisé les capsules d’évacuation de la Maison des Plaisirs pour partir. Des murmures accablés parcoururent l’assemblée.
— Els n’ont pas fait confiance à notre brave milice et ont préféré abandonner le Domitia et ses passagers, continua Zinebiel. Je suis très déçu d’els, de leur lâcheté.
— N’avez-vous pas vu leur traîtrise venir, domination ? demanda Nana, provocateur.
Zinebiel ne daigna pas répondre. El continua :
— Sachez que moi, je n’abandonnerai jamais le Domitia. Je périrai avec, si c’est son destin, mais avant, je ferai tout pour le sauver. Et regardez comment EL récompense ma loyauté et votre courage. La Sphère est reprise. Nos navigateurs pourront nous guider vers le portail le plus proche pour atteindre Guebourah en toute sécurité.
Les élohim applaudirent, ravis. Michael était parmi els. Le jeune Fitzarch resta silencieux, passif, le cœur battant.
Alors que le Domitia retrouvait son chemin vers Guebourah, Michael, el, poursuivit sa convalescence, sous les soins de l’agent de Géhenna, mais surtout de Sasha, qui trouvait toujours du temps pour le jeune Fitzarch malgré tout. Depuis la libération de la Sphère, l’état de Michael restait précaire. Son sommeil était perturbé par d’innombrables cauchemars.
Michael rêva du cosmos de Malkouth, flottant dans le vide interstellaire. Au-dessus d'el, le jeune prince sentit la présence de Nukvah. Long de centaines de millions d'années lumières, le partzuf occupait la moitié de l'univers visible. Mais Michaël ne s'en préoccupa pas. Devant el, Constantiel flottait el aussi, paisiblement endormi. L'ancien bras droit de Raphaël était encore enveloppé de son armure d'or, sa lame des Interracs à la main. Nukvah souffla et le songe de Michaël se couvrit d'une blancheur absolue.
Michaël sursauta, se redressa dans son lit-œuf et comme tous les matins depuis dix jours, vomit. Nana se précipita auprès de son protégé.
— Hola, voilà, voilà, dans le saut.
— Laisse-moi !
La vertu de Géhenna afficha une gentillesse étrange envers Michaël. El restait aux petits soins pour le jeune prince, malgré l'humeur d'adolescent rebelle de ce dernier. Par la suite, les médecins entrèrent, examinèrent Michaël et ajustèrent son plastron. Puis Michaël se recoucha. Une heure plus tard, Sasha vint le chercher et le mena au nid des plaisirs, où el prit soin d'el par l'amour émotionnel et physique. Par la suite, Sasha partit chanter pour les élohim. Mais Michaël n'était pas d'humeur à danser. Isolé dans une chambre, el contempla le reste de la journée un hologramme du Domitia. El admira les allers-retours des élohim chantants, qui travaillaient à tout rétablir dans le vaisseau-monde. Même après trois semaines, la traque des démons se poursuivait. Mais tout semblait se passer à la perfection, dans la joie et l'optimisme. Si bien que le soir venu, Michaël sortit déguisé avec Sasha pour dîner dans les restaurants les plus prisés du Domitia, où les élohim festoyaient. Une fois l'estomac bien remplit d'ambroisie, d'ichor et surtout, de jus de grenade, Michaël rentra dans ses appartements de nobl'aile, où Nana l'attendait. Le Fitzarch s'endormit alors.
Des visages apparurent dans les songes de Michaël. Les visages des capit'ailes, gelés par la froideur absolue du vide céleste. Els flottaient, morts, les yeux encore ouverts, dans l'espace infini.
La journée suivante se déroula exactement comme la précédente. Lever, vomit, médecins, Sasha, hologramme, festin. Et cela continua, si bien que Michaël ne compta plus le passage du temps. El débrancha son esprit et ne fit que consommer ce qu'on lui donnait, observer ce qu'il se passait. Une passivité. Un anéantissement ponctué par les mélodies de Sasha et des songes étranges. Dans les songes de Michaël, Les corps inanimés des capit'ailes dérivèrent peu à peu vers le Pilier du Jugement, attirés par sa gravité incommensurable. Bientôt, ils disparurent dans les creux de l'espace-temps comme dans une broyeuse. Anéantissement. Lever, vomit, médecins, Sasha, hologramme, festin.
Un jour, en début de matinée, la voix de Nana s'éleva, portée par la fureur.
— J'ai rien à voir là-dedans ! protesta Sasha. Immédiatement, Michaël se redressa, la mine hantée. Dans une pièce voisine, une nouvelle dispute résonnait
— Ça s'est passé dans ton nid ! accusait Nana. Zinebiel le sait et moi aussi !
— Els se sont enfui ! Et alors ?! protesta Sasha. Els ont magouillé dans leur coin et utilisé mon club. Mais je n'étais pas impliqué ! Je ne suis pas parti !
— Tu les a laissés partir !!
— Que voulais-tu que je fasse ?! dit Sasha. J'ai prévenu Zinebiel dès qu'els se sont envolés ! Pourquoi on remet la faute sur moi ?!
— Les capit'ailes devaient rester ici ! C'était crucial !
— Crucial ?! s'indigna Sasha. On n'a pas besoin de ces lâches ! Els étaient si inutiles que leur départ n'a rien impacté ici !
— Tu ne sais rien !
— Je ne veux rien savoir de tes complots, vertu de Géhenna !
— Sasha ? appela soudain Michaël. Tu es là ?
La principauté entra dans la chambre du Fitzarch avant que Nana ne puisse lui barrer la route.
— Tu es prêt ? demanda Sasha en arrivant au chevet de Michaël.
— Pas de sortie aujourd'hui ! interdit alors Nana. Surtout pas dans le nid des plaisirs !
Michaël ignora la vertu et suivit Sasha hors de sa chambre. Le reste de la journée se déroula normalement : Sasha, hologramme, festin.
— La disparition des capit'ailes pose un problème ? demanda soudain Michaël à Sasha lors de leur dîner.
— Non, sourit Sasha.
— Je t'ai entendu te disputer avec Nana ce matin.
La principauté ne répondit pas tout de suite, prenant soin d'ajuster son expression pour afficher une parfaite sérénité.
— C'est vrai que… Que cela a causé quelques problèmes organisationnels mais rien d'insurmontable.
— Mais on t'accuse d'y être pour quelque chose ?
— Eh bien, ria Sasha. C'est plutôt Nana qui avait quelque chose à voir avec ces capit'ailes. El est complètement paniqué depuis qu'els sont… partis. Et el est bien le seul.
— Zinebiel n'est-el pas bouleversé aussi ?
— Non, pas vraiment. El est juste triste d'avoir été trahit ainsi, ou plutôt, abandonné. Mais el avait déjà prévu cette éventualité.
— Pourquoi t'en veut-el alors ?
Sasha souffla doucement par le nez, les yeux baissés.
— El sait que… el sait que je les ai laissés partir, d'une certaine manière. Je lui avais promis de garder l'œil. Je devais le prévenir avant… Mais… Écoute, ce qui est fait est fait. Mon avenir continuera à Guebourah plutôt qu'à bord du Domitia finalement, je pense.
— Sasha… soupira Michael.
— Quoi ? Sourit innocemment la principauté.
— On sait tous les deux ce qu’il s’est vraiment passé…
Sasha continua de manger, sans rien dire.
— J’ai tué les sous-capit’ailes, dit Michael.
Sasha posa sa fourchette, lança un regard suppliant à son amant.
— N’es-tu pas horrifié par ce que j’ai fais ? demanda le jeune Fitzarch.
— Tu n’as rien fait, dit Sasha. Les sous-capit’ailes se sont enfuit, c’est tout.
— Non, fit Michael. J’ai fais exprès de dépressuriser le hall pour…
Sasha continuait de manger. El est dans le déni, comprit Michael. Pourquoi ? A-t-el peur de moi ?
— A présent, Zinebiel te juge responsable de mes actes, continua Michael. C’est pas juste
— Peu importe, dit Sasha.
— Pourquoi tu ne lui dit pas la vérité ?
— Ces sous-capit’ailes méritent leur destin, affirma alors sèchement Sasha.
Mais sa main trembla légèrement, faisant tinter ses couverts.
— Je pense que… je pense que je dois me dénoncer à Zinebiel, dit alors Michael.
— Pourquoi faire ? hoqueta Sasha.
— Pour te blanchir auprès de ton capit’aile, dit Michael.
Sasha soupira…
— Tu n’en feras rien. Zinebiel a besoin de toi. Le Domitia a besoin de toi. Alors tu te tairas. C’est clair ? Michaël battit des paupières, prit de court par le ton ferme de Sasha. Ce dernier profita de son silence pour changer de sujet. À la fin de la soirée, Michaël rentra dans son nid royal, seul. Nana était endormi. Des dizaines de bouteilles vides de jus de grenade jonchaient au sol autour d'el. Mais Michaël, au lieu d'aller se reposer dans son lit ou d'aller dormir dans son lit-œuf, se cacha dans sa salle de bain. El se recroquevilla sous l'évier et poussa un long cri d'agonie, étouffé sous ses ailes repliées sur el. Des sanglots violents firent trembler son corps frêle, sous une cascade de larmes.
— Je sais pas pourquoi j’ai fais ça, sanglota Michael, seul. Je me contrôle pas. Je suis pas moi-même.
El envoya ces mots à Sasha via le réseau EL.
— C’est déjà arrivé, par le passé… Constantiel, et même avant… Je comprends pas…
Nana entra alors dans la salle de bain.
— Cesse de pleurer, Phosphoros, soupira Nana.
Michael se redressa, révolté, excédé par l’intrusion de la vertu de Géhenna.
Le lendemain : lever, vomit, médecins, Sasha, hologramme, festin.
☿
Sasha entra dans la chambre de Michaël en trottinant, sautillant de joie. La principauté s’était parée de ses plus beaux atours, portant une tenue audacieuse, un manteau long en soie translucide qui laissait entrevoir une robe à volants taillée dans un tissu iridescent. Mais son entrée fut freinée par l’atmosphère étouffante de la pièce, où la lumière émanant du halo de Michaël était ternie, presque vacillante.
Sasha trouva le jeune Fitzarch affalé sur un fauteuil de cristal, les jambes enchevêtrée dans une couverture, la tête penchée vers une coupe d’ichor oubliée. Michaël baignait dans une aura d’apathie, son regard perdu dans le vide.
— Tu es prêt ? demanda Sasha, ignorant l’état pitoyable de son amant.
Michaël leva doucement les yeux vers el.
— Pas vraiment, murmura-t-il, sa voix étouffée par les résidus des thaumaturgies apaisantes que les vertus-médecins lui avaient administrées. Sasha leva les yeux au ciel. Sans attendre de réponse supplémentaire, el ouvrit une valise éclatante d’argent qu’el avait apportée avec el. Les charnières laissèrent échapper un soupir métallique, révélant une sélection de robes somptueuses aux coupes très modernes.
— Ce gala est trop important pour que tu y échappes, dit Sasha en sortant une première robe d’un bleu électrique. L’ensemble des nobl’ailes du Domitia y sera présent pour célébrer notre victoire. C’est une question d’apparences, Michaël.
— Je sais, murmura-t-il en se laissant faire, bien qu’évidemment peu enclin à se prêter au jeu.
Sasha lui fit essayer la robe bleue, puis une autre d’un rouge sombre à l’encolure audacieuse. Michaël était docile, mais son absence de réaction était frustrante.
— Pourquoi tant de drames, Michaël ? soupira Sasha en ajustant un col. Ce gala célèbre la victoire pour le Domitia, la libération de la Sphère des Navigateurs ! Tu devrais être enthousiaste.
— Enthousiaste ? répéta Michaël avec un rictus amer. Comment puis-je célébrer après ce que j'ai fait ? Un silence pesant s’installa. Sasha arrêta net ses ajustements et le regarda fixement.
— Michaël, murmura-t-el en réprimant une pointe de colère. Personne ne sait. Et personne ne doit savoir.
Michaël détourna les yeux, mais Sasha attrapa son menton pour le forcer à lui faire face.
— Je sais que tu te sens coupable. Mais ça ne sert à rien. Si tu avoues, tout ce que nous avons accompli sera réduit à néant.
— Alors je dois faire semblant, conclut Michaël dans un souffle.
— Oui.
À contrecœur, Michaël se leva pour essayer la dernière tenue. Une robe argentée étoilée qui rehaussait la lumière de son halo terni. Sasha l’étudia un instant, puis hocha la tête, satisfait.
— Magnifique. C’est celle-là. Maintenant, allons-y avant que tu ne changes d’avis.
Fins prêts, Michael et Sasha montèrent vers la Flèche. La structure était ce soir comme un joyau d’argent dressé contre le ciel du Domitia. Illuminée par des milliers de halos et de cristaux suspendus, elle étincelait comme un phare. En son sommet se tenait la salle de réception, un vaste dôme de verre qui offrait une vue panoramique sur l'intérieur du vaisseau-monde.
Michaël et Sasha furent accueillis par une principauté resplendissante, qui les conduisit à leur table où siégeait le capit’aile Zinebiel. Ce dernier les accueillit avec chaleur, bien que son sourire se figea légèrement en apercevant Sasha.
— Michaël ! Sasha ! Bienvenue, dit Zinebiel, en les invitant à s’asseoir. Quel triomphe ! clama-t-el en les admirant.
— Merci de nous recevoir, dit Sasha avec une politesse calculée.
Zinebiel hocha la tête, mais son regard resta un peu froid. Michaël, sensible à la tension, s’enfonça dans son siège. El devinait sans peine les reproches muets que Zinebiel adressait à Sasha, qu’el considérait responsable de la désertion supposée des sous-capit’ailes. Michaël s’en voulait terriblement.
— Tu es bien silencieux, Michaël, observa Zinebiel après un moment. Tu es d’une humeur maussade ce soir ?
Michaël ouvrit la bouche, prêt à tout avouer. Sasha, alarmé, lui donna un coup de coude discret. Mais trop tard, le regard de Zinebiel s’était déjà fixé sur el, curieux.
— As-tu un akshoka dans ta collection ? demanda alors Sasha, brisant l’élan de Michaël.
Zinebiel sourit.
— Tu veux dire, le même objet que Michael a utilisé pour briser le bouclier de la Flèche ?
Michaël rougit, embarrassé. Une douche froide s’abattit sur el. El revit le visage de Nakirée et se sentit soudain réveillé, investit.
— Sais-tu ce qu’est un akshoka exactement ? demanda Michaël, soudain beaucoup plus clair. Nana m’a dit que c’était un puissant catalyseur thaumaturgique mais…
— Tu ne sais pas ce que c’est ? fit Zinebiel, feignant la surprise.
— Non.
— Où l’as-tu trouvé ?
— Eh bien…
Michaël hésita. Devait-el révéler à Zinebiel l’incident de Sicad ? Si je veux des réponses…
— C’est un Interracs qui me l’a confié, révéla finalement Michaël. Il a appartenu à un command’aile angélique. El m’a demandé de le ramener à son chef, Euthanatos.
Zinebiel leva enfin les yeux de son assiette pour scruter Michaël. El réfléchit quelques instants, sondant le jeune prince du regard. Michaël attendit, mal à l’aise.
— Un akshoka est un cristal qui stocke et canalise particulièrement bien la lumière, confirma finalement Zinebiel. Mais il en existe peu car… Une rumeur court qu’un akshoka est à la base… un noyau azohien.
— Un noyau azohien ? répéta Michaël.
— Un fragment de leur cerveau, expliqua Zinebiel. Les azohim sont faites de cristal, tu le sais. Elles sont forgées par les séraphins dans le feu sacré du Porteur de Lumière, qui confère la vie au cristal. Enfin… On ne sait si les azohim sont vraiment vivantes ou si elles ne sont qu’une intelligence artificielle. La morale miséricordieuse d’EL veut qu’on les considère comme sentientes… Bref…
— Attend… Donc ce petit cristal noir que je trimballe là… C’est… une azoha ?
— Oui. Un fragment d’azoha. Les Interracs sont friands de technologies anciennes, dont les azohim font partie. C’est peut-être pour cela qu’Euthanatos veut le récupérer.
Michaël frémit, secoué.
— Enfin, si j’étais toi, je garderais cet artefact pour moi, dit Zinebiel. Il est rare et précieux. Moi-même je n’en possède pas dans ma collection. Seuls les plus chanceux en ont. Dans d’autres circonstances, j’aurais bien aimé prendre le temps d’étudier le tiens.
— Pourquoi faire ? demanda Michaël.
— Pour voir ce qu’il contient. Des souvenirs de l’azoha à qui il appartenait sûrement. Voire plus…
— Plus ?
— Les azohim reçoivent la graine des élohim et en font une nouvelle vie donc… Elles sont capables de stocker des consciences élohiennes dans leurs systèmes…
— Des bébés, compléta Sasha. Elles peuvent stocker des bébés.
— Non. Des conscience élohiennes, insista Zinebiel. Il est possible que quelqu’un soit niché dans ce petit cristal !
— Ça serait forcément un bébé, dit Sasha.
— Oui, sûrement, admit finalement Zinebiel en soupirant, déçu que Sasha ne parte pas dans son petit délire. Michael resta silencieux, circonspect et clairement dépassé. La tension retomba quelque peu lorsque d’autres invités attirèrent l’attention de Zinebiel. Profitant de l’accalmie, Sasha se pencha vers Michaël et murmura :
— Tu vois ? Le gala n’est pas si terrible. Ça permet de se clarifier l’esprit un peu… Revoir ses priorités
Michaël observa les alentours. Un cortège de principautés artistes arriva. Tous les nobl’ailes se levèrent pour les applaudir. Sasha s’envola pour rejoindre ses troupes, les félicitant pour leur service salvateur. Michael resta assis, paralysé, une ombre immense penchée sur ses ailes.
☿
Dans le silence oppressant de sa chambre, Nana se laissait glisser dans une apathie qui le tenait captif. Les murs de métal sombre, éclairés par des pulsations de lumière rouge provenant des systèmes vitaux du Domitia, semblaient battre au rythme de ses pensées. Une coupe vide roulait sur le sol, encore collante d’ichor. Près de son fauteuil, trois carafes de jus de grenade étaient entamées, les gouttelettes pourpres tachant le sol en un tableau chaotique. Nana était ivre, mais pas assez. Jamais assez.
La vertu se servit une autre coupe d’ichor, un liquide ambré et dense, aussi capiteux que ses propres regrets. La fête se déroulait bien loin de cette chambre exiguë, sous le faste éblouissant de la Flèche, où les rires et les chants des nobl’ailes s’élevaient pour célébrer une victoire fragile. Mais Nana n’était pas invité.
— Évidemment, murmura-t-el en haussant les épaules. Pourquoi m’aurait-on invité ? Ça n’aurait fait que perturber leurs égos.
El avala d’un trait sa coupe, le liquide brûlant sa gorge. Zinebiel… Ce nom était une lame bien enfoncée dans sa conscience. Le capit’aile n’avait pas abandonné son aversion pour Nana ni pour sa chorale, Géhenna. Pourtant, c’était Nana qui avait permis de localiser les démons lors de l’assaut de la Flèche, guidant les forces du Domitia pour que cette soirée de faste puisse avoir lieu. Mais Zinebiel était de ces élohim qui ne pardonnaient jamais les ombres, même celles étendues pour protéger.
— Et je comprends pourquoi, chuchota Nana.
El posa la coupe et la fixa un long moment, les reflets de son propre halo diffractés dans le liquide restant. Ses souvenirs, pleins d'horreur et d'amusement, remontèrent à la surface comme un poison lent. Les meurtres… Combien d’élohim avait-el tué dans ce vaisseau ? Tous pour la cause, pour le bien commun, pour Guebourah. Mais des vies restaient des vies, et les ombres qu’el portait sur ses ailes le suivaient partout.
Un soupir échappa à ses lèvres. Nana se leva et ouvrit un petit coffret scellé. À l’intérieur reposait une fiole de verre rouge, contenant quelques gouttes du sang d’Adam. Le liquide était vivant, vibrant, comme une étoile en miniature. Avec une habitude presque rituelle, Nana remplit une seringue et s’injecta le fluide dans son bras. Une vague de froid le traversa, glaciale, avant de se mêler à un feu qui embrasa tout son être.
La réalité autour de lui se fractura. Les murs de sa chambre disparurent, remplacés par un océan infini de lumière rouge et or, parcouru de voix et de murmures. Nana ferma les yeux et se laissa emporter. El plongea dans l’étrange fleuve où coulaient les échos de Satanachia et Vilanel, ces esprits puissants dont les essences infusaient le sang d’Adam.
♂ — Nana…
La voix de Satanachia était grave, mélodieuse, et portait un poids terrifiant.
♂ — Pourquoi cherches-tu encore des réponses que tu connais déjà ?
— Parce que je suis coincé ! répliqua Nana, les mots grondant de frustration. Michaël… Michaël a tout sabordé ! Les sous-capit’ailes… Els étaient notre seule chance d'évacuer discrètement. Els nous auraient guidés... Maintenant, que faire ? Nous sommes prisonniers de ce maudit vaisseau…
Le murmure de Vilanel se fit entendre, doux mais teinté d’ironie.
— Michaël… Une force dévastatrice, et pourtant si instable. Est-ce vraiment étonnant ? El porte Phosphoros en lui, l’esprit du Porteur de Lumière. Et cet akshoka… C’est une éponge à souvenirs. Ses visions doivent être insupportables.
Nana rit jaune, un rire amer qui résonna dans le vide lumineux.
— Phosphoros ou pas, el m’a mis dans une position impossible. Les élohim fêtent, mais ce vaisseau est une bombe à retardement. Les démons du temps… Je sais qu’ils se cachent encore entre les fils de la réalité. Guebourah ne nous laissera jamais passer leur seuil tant que nous sommes infestés. Et Zinebiel ? Ce foutu capit’aile joue les triomphateurs, mais el cache la vérité…
Le silence tomba, lourd, oppressant. Puis, dans une vague de lumière plus vive, Satanachia parla de nouveau.
♂ — Il y a une solution, murmura-t-el. Une solution risquée, mais je suis sûre qu'el te plaira...
Une série d’images jaillit dans l’esprit de Nana, trop rapides, trop chaotiques pour être comprises. Pourtant, el sentit un ordre se former, une direction à suivre. Mais avant que l’idée ne se cristallise, Vilanel protesta.
— Non… C’est une folie. Satanachia, ce que tu proposes pourrait briser ce qu’il reste de notre plan.
♂ — C’est la seule voie, insista Satanachia. Tu le sais. Les ténèbres se pressent autour de Phosphoros. El doit les traverser seul.
Nana ouvrit les yeux, haletant. Le rouge et l’or s’étaient dissipés, remplacés par les murs ternes de sa chambre. Mais el riait encore, un rire plus sombre, plus profond.
— Une folie ? Peut-être. Mais diable que ce serait amusant !
El se leva, encore chancelant, mais déterminé. Il n’y avait plus de temps à perdre.
☿
— Michaël ! Michaël ! Viens par ici salopiot !
Nana battit violemment des ailes pour rattraper le jeune Fitzarch. Mais trop tard, ce dernier entra dans le complexe du Ministère, siège des dominations. El se faufila agilement parmi la foule, mais au lieu de se diriger vers l'immense salle de conférence, el chercha l'entrée des coulisses. Nana toujours à ses trousses, Michaël explora les couloirs réservés au personnel pour enfin arriver au niveau de l'arrière scène. De nombreux élohim qui travaillaient le regardèrent, les yeux grands ouverts par l'étonnement. Mais la surprise laissa vite place à de grands sourires.
— Votre altesse ! saluèrent les élohim, les yeux remplis d'admiration.
— Je suis prêt…
— Merci d’être venu à la célébration du peupl’aile, dit l’un des membres du staff. Votre présence va enchanter la foule.
Les élohim présents n'osèrent pas s'approcher de Michaël, comme intimidés par son aura, mais els ne cessèrent de le saluer et de le remercier. Confus, Michaël n'adressa que des regards et des hochements de tête polis. El chercha le halo de Zinebiel à travers le réseau EL. La domination était seule sur la scène, prête pour la conférence et la célébration. Michaël s'avança, passa les rideaux des coulisses et entra dans la lumière. Immédiatement, une clameur assourdissante s'abattit sur le jeune Fitzarch. El s'immobilisa, glacé. Zinebiel se tourna vers el et annonça :
— Le champion du Domitia ! Michaël Fitzarch !
Le public se leva et ovationna Michaël. La salle était comble. Des millions d'élohim se trouvaient là, et des millions encore voyaient la scène à distance, dans le réseau EL. Le monde physique et le monde virtuel s'unirent dans la clameur, qui fit vibrer le Domitia tout entier.
— Michaël ! Michaël ! Michaël ! chantèrent les élohim en applaudissant à tout rompre.
Voyant que le jeune Fitzarch était paralysé par le choc, Zinebiel s'approcha d'el et passa un bras dans son dos. El emmena Michaël vers une paire de fauteuils, où els s'installèrent. Els attendirent quelques minutes pour que le public se calme suffisamment avant d'entamer une conversation. Zinebiel sourit encore, le regard pétillant.
— Première question Michaël, très importante, comment vas-tu ?
— Bien, répondit le jeune Fitzarch sans savoir où poser son propre regard.
— Tu as subi une grave blessure lors de ton incroyable assaut de la Flèche. Comment se passe ta convalescence ?
— Les médecins du Domitia s'occupent bien de moi, dit Michaël en posant une main sur son plastron.
— Gloire à nos vertus-médecins ! clama Zinebiel.
Le public applaudit de plus belle dans une grande clameur. Michaël envoya un regard urgent à Zinebiel, qui voulut le rassurer.
— Michaël, reprit Zinebiel. Les élohim du Domitia te sont éternellement reconnaissants car tu leur as sauvé la vie. Ton courageux assaut de la Flèche, que tu as mené seul ! Seul ! Nous a délivré des ténèbres ! La clameur des élohim remonta, rendant Zinebiel inaudible. Un long moment passa avant qu'el ne puisse continuer.
— Et tu m'as sauvé la vie ! Michaël ! ajouta la domination encore assourdie par l'ovation.
Michaël sourit, figé par la stupéfaction.
— Où as-tu trouvé le courage de mener l'assaut, Michaël ? demanda finalement Zinebiel. Comment as-tu fait ?
— Je n'ai fait que mon devoir, dit Michaël d'une voix un peu éteinte.
— Ton devoir ? reprit Zinebiel.
— Je considère qu'en tant que vertu militante de deuxième génération, mon devoir est de protéger ceux qui sont plus vulnérables que moi, expliqua Michaël. Mes pouvoirs sont innés. Ils m'ont été offerts par EL dès ma naissance. C'est un grand privilège qui doit s'accompagner de grandes responsabilités.
Les applaudissements et la clameur reprirent de plus belle, pour conclure chaque parole du Fitzarch.
— Mais on nous apprend tout le temps que les nobl'ailes doivent protéger leur graine lumineuse pour assurer l'avenir des élohim, s'amusa Zinebiel. Ne préfèrerais-tu pas contribuer à cela ?
— Mes frères Fitzarch ont bien des exploits derrière eux, des moments de bravoure. La plupart d'entre eux ont choisi de porter l'avenir des élohim sur leurs ailes en faisant fleurir leur graine. C'est une noble cause. Moi aussi j'ai une cause, mais c'est-celle du combat. Je veux être sur le front, contre les démons. C'est un choix, c'est tout.
— C'est un choix plutôt rare mais très courageux, fit Zinebiel. Est-ce que c'est-ce choix qui a causé ton... ton parcours récent à Kokab ? Disons-le clairement : est-ce la cause de ton conflit avec l'archange Raphaël ?
Les élohim du public se mirent soudain à huer.
— Raphaël le lâche ! crièrent-els. Raphaël le lâche ! Raphaël le lâche !
— Je suis très reconnaissant de l'enseignement que m'a donné Raphaël au sein d'Ennead, apaisa Michaël.
Cette chorale est remplie d'élohim nobles et courageux. Mais en effet, nous pourrions dire que nos visions de l'avenir étaient différentes. Et c'est pourquoi j'ai décidé de quitter Ennead pour m'engager à Guebourah.
— C'est vous les champions, sourit Michaël, sans bouger d'un iota de son fauteuil. C'est vous qui avez réussi à reprendre la sphère des navigateurs.
— Il m'a semblé que tu étais frustré de ne pouvoir participer à ce combat, ria Zinebiel.
— C'est vrai, dit Michaël. À mon grand regret, j'étais encore en convalescence et je ne pouvais pas retourner au combat. Mais j'ai eu confiance en vous, élohim de Hod et du Domitia. Vous avez magnifiquement repris la Sphère.
Nouvelle ovation. Michaël cessa soudain de respirer. Son cœur solitaire, sous le plastron qui couvrait la poitrine, battit douloureusement. Michaël sentit une émotion très forte, à la nature indicible, monter dans son corps, le saturant. Zinebiel perçut le trouble du jeune Fitzarch. El se leva pour le raccompagner en coulisse.
— Notre cher Michaël est encore très fatigué ! annonça-t-el. Laissons-le se reposer ! Michaël se laissa raccompagner sans broncher, affichant encore son sourire figé. Dans les coulisses, Zinebiel prit le jeune Fitzarch dans ses bras. Les mains sur ses épaules, el dit :
— Tu es mon champion Michaël, mon champion. Je suis infiniment fier de toi, et reconnaissant bien sûr. Le Domitia sera tiens à Guebourah. Tu as mon allégeance.
Michaël battit des paupières, aussi choqué que perdu. El se sentit déconnecté de ses environs, flottant sans rien maitriser. El comprit alors que son corps et sa voix agissaient avant même qu'une pensée ne traverse son esprit. Ses instincts le dirigeaient, faisant en sorte de paraitre le plus normal possible pour couvrir une triste vérité. Michaël se concentra, essayant de reprendre le contrôle d'el-même. El balbutia :
— Mais…
— Tu ne dois pas te faire de soucis, insista Zinebiel. Saches que tout ce qu'il s'est passé récemment, même les choses les plus étranges, sont de ma volonté.
— Quoi ? souffla Michaël.
Zinebiel lui fit un clin d'œil avant de retourner sur la scène, poursuivre sa conférence. Michaël resta stupéfait. Soudain, le rire de Nana résonna dans les coulisses. Michaël trouva la vertu dans un coin, hilare.
— Tu es encore en train de péter un câble, murmura Michaël. Tu sais pas te contrôler.
— C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! s'exclama Nana. Aller vient, on rentre. Ton Sasha a besoin d'être rassuré.
Michaël adressa un regard froid, presque menaçant à Nana. La vertu de Géhenna ne sembla pas le remarquer et resta souriant, attentionné.
— On reprend ! Lever, vomit, médecins, Sasha, hologramme, festin.