Chapitre 3

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En quittant la scène, le command'aile Kémirée avait bien vite renoncé à afficher sa fausse joie. C’est le masque tombé qu’el s’enferma dans son bureau avec Nakirée. Le chérubin observa quelques instants l’endroit, qui n'avait pas changé depuis sa dernière visite quelques années auparavant. Les murs étaient couverts d’étagères, croulantes sous une tonne de grimoires et d’artefacts. Rien d’étonnant à première vue pour l’antre d’un chérubin. Une table stratégique trônait au centre de la pièce, son hologramme vide. Dessus, Nakirée vit que des dizaines de grimoires étaient éparpillés. Il s’agissait de tomes écrits par Nakirée el-même, qu’el avait dédié à Kémirée, mais aussi mis à disposition dans la bibliothèque publique de Sicad pour montrer sa volonté de partager ses connaissances. Kémirée, le visage rougit, commença à les ranger. L'éducation Interracs de Nakirée le pressa à féliciter chaleureusement le command'aile des télécoms pour son ouverture continue à la collaboration avec les savoirs Interracs. Mais ses instincts le poussèrent vers une approche plus directe.

— Command'aile, salua-t-el. J'ai répondu à votre convocation, mais je suis désolé d'annoncer que je n'ai pas pu déceler d'origine technique au black-out. Il semble y avoir de nouveaux développements cependant…

Kémirée se mit à grommeler, hésitant.

— Que se passe-t-il ? finit par demander Nakirée.

— Mmh. Eh bien… comme je l'ai annoncé, le commandement affirme que la horde est la cause de black-out. Mais elle ne va pas nous attaquer, juste nous frôler, donc nous n'avons rien à craindre. Tout va tellement bien que Luisiel a ordonné que tout le monde revienne au Sanctuaire, finit-el par dire. El veut que nous soyons tous présents là-bas pour la fête du nouveau millénaire… 

— …en plein black-out ? finit Nakirée.

— Mmh, il semble que oui, oui, marmonna Kémirée, ses regards baissés. Malgré la horde qui nous frôle.

— Je ne suis pas sûr de comprendre, dit Nakirée. C’était un ordre ou une invitation ?

— C’était un ordre formel, grogna Kémirée. C’était dit gentiment, mais c’était un ordre.

Le halo de Nakirée s'agita face à l'incompréhension.

— Mon fils est au Sanctuaire et el me confirme que les capteurs qui sont là-bas ne montrent rien non plus. Aucun ophana n’est revenu. Comment ont-els pu obtenir ces nouvelles à propos de la horde ?

— C’est ce que je veux que vous découvriez pour moi.

Nakirée fronça les sourcils.  

— Plus précisément, cher Nakirée, reprit le command'aile. Je pense que c'est vous qui avez déclenché ce chaos. Lorsque vous avez parcouru le réseau et lancé l'ultime appel aux ophanim, les cieux se sont révélés à nous, parfaitement vides, opaques. L'exactitude de votre Clairvoyance a balayé les doutes quant aux capacités de nos machines. Et soudain, comme par hasard, les haut-command'ailes ordonnent un rapatriement total. 

Les cœurs de Nakirée se comprimèrent douloureusement dans sa poitrine. 

— Pourquoi ne pas demander vous-même à Luisiel les raisons de cet ordre ? demanda-t-el en masquant son trouble. El est votre supérieur.

— Ah ! Et vous croyez que je n'ai pas déjà essayé, Interracs ? ricana Kémirée.

— S'el refuse de vous dire la vérité, el ne risque pas de la révéler à moi !

— Il vous faut demander à Miel !

Le visage de Nakirée devint tout rouge. Kémirée s'énerva :

— Oui ! Oui ! Miel ! Votre amant ! Vous êtes lent à la détente hein ? El vous fait confiance ! Demandez-lui donc pourquoi el a rappelé ses troupes el aussi !

— Les anges ont reçu le même ordre ?

— Oui ! Les anges, les puissances, les ophanim (du moins ceux qu'on a pu contacter à la surface), tous les élohim de cette fichue planète doivent se rendre au Sanctuaire fissa !

Nakirée resta sous le choc. Un tel ordre ne pouvait dire qu'une chose.

— Els veulent nous faire évacuer…

— Oh non, non. J'en ai fait des évacuations et ça ne se passe pas comme ça, grommela Kémirée. On perd pas notre temps à tous se réunir quand on évacue ! Chaque poste a ses vaisseaux. On grimpe dedans et hop, on s'envole. 

— Pour quelle autre raison les command'ailes ont els donné cet ordre alors ? se demanda Nakirée, la voix étouffée par la crainte. Par EL ! Un tel ordre ne peut venir que de notre roi el-même !

— Pouvez-vous contacter Pomiel ? Ça serait encore mieux !

— Je ne peux pas, dit immédiatement Nakirée. 

— Ne faites pas le timoré, râla Kémirée. C'est el qui vous a fait venir sur cette planète. Et el doit une fière chandelle aux Interracs, depuis longtemps, ajouta le command'aile sans cacher son mépris. 

— Pomiel est proche de mon seigneur Euthanatos seulement. Je ne suis qu'un outil de mon maître. 

— Rah ! Par EL… Retournons sur la première option alors : appelez Miel, ordonna Kémirée. 

Nakirée soupira et fit volteface.

— Ici, appelez-le ici, gronda Kémirée.

— El ne me dira pas la vérité si el sait que vous écoutez…

— Par EL ! Faites-le ! s'emporta le command'aile.

Nakirée sortit une petite boule de cristal de la poche de son manteau. El projeta les flammes de son halo dessus et chercha la lumière de Miel, de l'autre côté de la planète. Son grand halo mauve illuminait l'horizon nocturne. 

— Miel ? appela Nakirée.

El ne reçut pour toute réponse qu'un bâillement. Nakirée ne put s'empêcher de sourire. 

— Bien dormi ? demanda-t-el.

— Ah, je t'ai attendu toute la nuit, souffla finalement Miel.

— C'est le soir ici, s'amusa Nakirée. 

Kémirée, toujours bougon, grogna. 

— Je vais aller droit au but, fit Nakirée. Pourquoi tout le monde doit rentrer au Sanctuaire là ? 

Miel ne répondit pas immédiatement. El soupira, hésita. El salua Kémirée, qui lui rendit sèchement sa cordialité. 

— C’est Pomiel qui a voulu ça ? insista Nakirée.

— C’est la fête du nouveau millénaire, un évènement sacré, finit par dire Miel. Toi et Kèm là, vous devez rentrer, pas de discussions.

— Ah ? gémit Nakirée. Mais le black-out se poursuit et la horde va nous frôler…

— Pas. De. Discussion, répéta Miel, avant de raccrocher.

La mine de Nakirée, un instant éclairée par l'espoir, se décomposa. Défait, tous ses regards tombèrent vers le sol. Mais brusquement, Kémirée se laissa tomber dans le grand siège de bois sculpté de son bureau. 

— Rappelez-le, gronda-t-el. Rappelez-le ! Mais dehors cette fois ! Pour qu'el se livre enfin !

— Ça ne servira à rien, soupira Nakirée. El ne veut pas me partager la vérité, je le sens bien. Je le connais…

— Appelez Luisiel alors. Peut-être que lui voudra bien vous parler.

— Luisiel ? s'agaça Nakirée. Je vous l’ai déjà dit ! El ne me connait pas. Même avec les encouragements de Miel, el n'a jamais voulu de moi…

Kémirée s'appuya contre son bureau, qui grinça sous son poids. El poussa des râles, respirant de plus en plus fort. El panique. Repoussant sa propre appréhension, Nakirée l'approcha. 

— Respirez doucement. Maitrisez votre respiration. Comme je vous avais appris il y a quelques années. Vous aviez peur de parler en public, vous vous souvenez ? 

Kémirée ignora les conseils de l'Interracs. Entre ses râles, el grommela :

— Je sais que Miel avait prévu de te le faire rencontrer… Luis aujourd'hui, mais avec le black-out… Peu importe… À la fête du nouvel an là, tu vas rattraper ça… Tu vas sympathiser avec les command'ailes et découvrir ce qu’il se passe réellement.

Une peur nouvelle monta brusquement dans les cœurs de Nakirée.

— Je ne suis pas la bonne personne pour ça…

— Ne me prenez pas pour un idiot Nakirée ! rugit Kémirée, le regard enflammé par la colère. Je sais bien que vous les Interracs promenez vos yeux partout ! Découvrir les secrets des autres est votre spécialité !

— Nous sommes des archéo-techniciens ! Des rétro-ingénieurs ! Pas des espions ou je ne sais quoi !

— Vous avez du culot de prétendre ça ici ! gronda Kémirée.  

Nakirée dû se maitriser pour ne pas s'enflammer face à l'affront à peine masqué du command'aile. 

— Vous faites référence à l'histoire déplorable entre Pomiel et les Interracs, clarifia Nakirée sans trembler. Miel me l'a contée bien des fois. Ce qui est arrivé est inadmissible et je n'étais pas là à cette époque. Mais je vous trouve bien culotté vous-même de me blâmer alors que vous avez utilisé mes offrandes de savoirs bien cordialement jusqu'ici. 

— Peu importe, râla Kémirée sans remords. Réparez les torts de vos prédécesseurs. Faites quelque chose de bon pour cette planète ! Ne voulez-vous pas connaitre la vérité ? N'avez-vous pas peur pour nous ? Pour Sicad ?

Nakirée secoua la tête et soupira, les yeux baissés. 

— Si, bien sûr. Je veux comprendre, mais pas comme ça. Je ne peux pas interroger les command'ailes à ma guise.

— Faites un effort ! 

— Seul, je n'aurai pas plus de succès que vous. Allons-y ensemble. À deux peut-être…

— Les hauts-command'ailes ne m’aiment pas, Nakirée, grogna le command'aile. Luisiel en particulier. 

Nakirée releva ses regards, leva un sourcil circonspect. 

— Si Miel ou Luisiel ne vous aimaient pas el n’aurait pas fait de vous le command'aile des télécoms, murmura-t-el.

— J’étais le seul spécialiste à leur disposition, grommela Kémirée en croissant ses quatre bras. Et j’ai fait en sorte que personne ne puisse me remplacer. En ça les enseignements d'Euthanatos m'ont aidé. 

Nakirée recula, confus. Poussé par un pressentiment, el s’approcha de la bibliothèque de Kémirée et tira ses rideaux. Se révélèrent alors des milliers d’ouvrages Interracs.

— Vous êtes un Interracs, comprit Nakirée.

— J’étais, corrigea le command'aile. À l’époque où Pomiel est sorti de nulle-part pour rafler le trône oui.

Nakirée resta silencieux, choqué.

— Non, je n’ai pas participé à son coup d’État, ajouta Kémirée. Je n’étais pas d’accord. C’est pour ça que j’ai quitté l’ordre. Mais Pomiel m'a fait venir quand même et… bref, sur le long terme, cela n’a pas convaincu Miel et Luisiel de me faire confiance… Mais toi t’es plus malin que moi. Tu as su dès le départ te faire apprécier de Miel ! Allons, je sais que tu pourras faire parler les command'ailes mieux que moi. 

— J'ai travaillé avec vous des mois durant et jamais vous n'avez daigné me dire que…

— Peu importe Nakirée ! Concentrons-nous sur la horde ! Je resterai ici. J’assurerai la garde. Luis veut que nous rentrions tous mais je serai le rebelle. Aller, je prends ce risque. Mais toi, toi, tu dois résoudre cette énigme : pourquoi disent-els que tout va bien ? Alors que nous sommes soudain aveugles par EL ! Toutes les étoiles de l’univers ont disparu de notre ciel !

— La horde, ça ne peut être que la horde, souffla Nakirée… Mais comment ?

— C’est une question de vie ou de mort, Nakirée. Parts !



Nakirée serra les poings et fit soudain volte-face pour sortir du bureau. El déploya grand ses deux paires d’ailes et décolla pour remonter dans la salle de surveillance. L’endroit était désert, silencieux enfin. 

Nakirée respira doucement pour calmer les battements de ses cœurs. Puis el avança vers le balcon circulaire qui bordait la salle de surveillance. El sauta sur la rambarde, transformant ses pieds en serres pour pouvoir s’y percher.  Au bord du vide, el contempla de nouveau la plaine désertique. Les soleils de Sicad avaient disparu, ne laissant qu’une lueur mourante sur l’horizon oriental. La nuit sans étoile était tombée, plongeant la plaine dans une obscurité totale. Seuls les halos des anges des sables brillaient, plus fluorescents que véritablement lumineux. Ces anges veillaient sur les créatures pendant leur sommeil, manipulant leur inconscient pour maintenir la stabilité de leur esprit. Ainsi, les anges des sables rangeaient les souvenirs des créatures, entretenaient les automatismes qui rythmaient leurs vies, ainsi que leurs émotions, leurs croyances. Mais ce soir, leur travail était difficile. La nuit était si sombre qu'elle semblait absorber les petites lueurs des anges.

Sans lumière suffisante, Nakirée ne put se connecter au réseau EL par la seule force de son esprit. El ressortit donc sa boule de cristal. Le petit objet puisa les quelques ondes électromagnétiques qui persistaient dans la nuit et les canalisa, pour que le chérubin puisse se connecter. Sur l'horizon, el revit le halo de Miel.

Il faut que je lui tire les vers du nez…

Mais comment faire ? Nakirée était proche de Miel, très proche. Mais ce dernier ne partageait pas toutes ses pensées avec le chérubin, loin de là.

Tant de fois Nakirée avait vu l'esprit de Miel vagabonder vers ses mondes intérieurs. Quand son regard scrutait la mer de nuages, ou quand dans son lit-œuf, el s'enivrait de jus de grenade pour déceler des bribes d'avenirs potentiels. Jamais Nakirée n'avait voulu s'inviter dans les méditations de son amour. Ses jardins secrets étaient aussi sacrés que ceux de Sicad. Comme ces derniers, el les gardait depuis des millénaires. De quel droit Nakirée s'inviterait ainsi ? Devait-el le faire ? Vraiment ? Si quelque chose de grave se tramait, Miel serait-el capable de prendre ou de suivre une mauvaise décision ? Non, se dit Nakirée. Impossible. Alors pourquoi le chérubin ne cessait-el pas de se prendre la tête ? Pourquoi ne pas faire confiance à celui qu'el aimait ?

Bong !

Derrière el, Nakirée entendit les machines de cristal vrombir alors qu'on les sortait de leur veille. Kémirée était monté dans la salle de surveillance, déambulant entre les appareils, le visage encore rouge. Par la force de son esprit, et parfois celle de ses poings de cristal, el réactiva tous les systèmes puis se pencha sur la table stratégique, devant son hologramme vide. Nakirée l'observa de tous les yeux de son dos, mais ceux qui parsemaient le corps de Kémirée l'évitèrent.

Comment n'ai-je pu savoir qu'el a été un Interracs, se demanda Nakirée. Ses grimoires couvrent les murs de son bureau. Ma Clairvoyance est bien mauvaise parfois…

Depuis l'intérieur du plateau de surveillance, le command’aile ne pressa même pas l'archéo-technicien pour qu'el parte. À la place, el grommela :

— Oh par EL. Voilà qu'els se mettent à chialer maintenant.

Nakirée fronça les sourcils, ses regards s'agitant de manière erratique pour sonder la nuit. Alors qu'el se tenait au-dessus de la vaste étendue désertique, une symphonie lugubre se propagea dans l'air brûlant. El posa de nouveau ses regards sur les anges de la nuit, tout en bas.

Els pleuraient.

Volant au-dessus de la rocaille, els se lamentaient, se mêlaient les uns aux autres puis s'éloignaient dans une danse macabre et agitée. L'étau autour des cœurs de Nakirée se serra, l'étouffant encore plus. Mais le reste de son corps s'estompa. El sentit son esprit se détacher, sans pour autant rejoindre le réseau EL. Nakirée, comme el avait vu Miel le faire parfois, vagabonda dans le vide, l'esprit aspiré par la cacophonie sinistre des anges.  El se sentit entré dans une réalité parallèle, où les forces obscures de l'univers remontaient des crevasses du désert.

— On est pas dans la merde, grommelait pendant ce temps Kémirée.  

Soudain, un cri déchirant résonna dans la plaine. Un des anges, très effrayé, était entré dans une crise hystérique qui commença à s'étendre aux autres.

— Les étoiles ! Les étoiles sont parties, pleurait-el. Les démons les ont mangés !

Nakirée sursauta en entendant cette voix aiguë, enfantine. Ces anges étaient frêles et petits. Leurs visages, éclairés par la lumière pâle de leurs halos, étaient encore ronds, juvéniles, comme celui d'Hémoée. Un frisson parcourut soudain l'échine de Nakirée, faisant briller une lueur de détermination dans ses yeux troublés. S'en était trop. El devait percer le mystère de cette nuit sans étoiles, pour apaiser Kémirée, faire cesser les pleurs des anges et mettre Hémoée hors de danger. Tant pis s'el devait défier Miel, le vexer, lui abimer les cœurs. La confiance aveugle ne suffisait plus. 

— Par EL… Miel, qu’as-tu fait ?

Derrière Nakirée, des éclats de voix résonnèrent Les lieutenants de Kémirée étaient réunis dans la salle de surveillance, penchés sur la table stratégique comme l'avait été leur chef quelques minutes auparavant. Mais Kémirée n'était pas parmi eux. El était sur le toit, entre les paraboles de cristal. Nakirée leva ses regards sur el mais soudain...

— Ah !

Nakirée cria, tout comme les anges du désert. Un flash aveuglant précéda de quelques secondes une explosion, des flammes, un souffle d'air brûlant. Kémirée venait de prendre feu, son corps engloutit tout entier par un brasier bleu. Le commandant s'éleva dans les airs, déploya ses deux paires d'ailes immenses. Les yeux qui les parsemaient grandirent et grandirent encore pour devenir lumineux, omniscients. Dans un rugissement terrifiant, Kémirée prit son envol et en un instant, devint le seul astre du ciel.



Nakirée se pencha en avant et plongea dans le vide. El déploya ses deux paires d’ailes et plana jusqu’au pied de la tour. Là, el entra à l’intérieur et descendit encore, au sous-sol, où se trouvait le garage. Des centaines de voitures y étaient garées. Les chérubins de la tour montaient dedans et partaient déjà via le réseau routier souterrain de Sicad. Pas question de circuler à la surface, ou même dans les airs. Seuls les anges avaient ce privilège, car els étaient capables de dissimuler leur présence aux mortels, pour ne pas les perturber. Nakirée alla donc s’installer au volant d’une des voitures, avec trois autres passagers, qui acceptèrent sa présence sans broncher, le laissant même prendre le volant. Le véhicule, d’un blanc poli, était fait de cristal. Son intérieur était tapissé d’une matière semblable au cuir, souple, confortable. Les larges fauteuils avaient été conçus pour soutenir les ailes des passagers, leur permettant de s’assoir avec aise.

Nakirée projeta les flammes bleues de son halo sur le cristal sphérique qui faisait face au siège du conducteur. Par la force de son esprit, el démarra la voiture et s'engagea sur l’autoroute souterraine, qui ne semblait pas en être une. En effet, le tunnel avait été masqué par le labeur incroyable d’élohim bâtisseurs, qui avaient créé l’illusion de paysages extérieurs. Même sous terre, les élohim qui circulaient là avaient l’impression d’être dehors, de profiter du grand air. Nakirée était toujours frappé par les capacités de cette technologie. El n’avait pas encore eu le temps de l’étudier, mais el savait que cette œuvre datait d’avant la Seconde Brisure, et que le savoir-faire requis pour la réaliser était lui aussi perdu dans les méandres du temps. Il reposait sans doute encore dans les esprits des grands archanges des royaumes supérieurs. Mais ici, au fin fond du cosmos de Malkouth, il était impossible de le retrouver.

Aurai-je l’occasion de percer ces mystères ? se demanda Nakirée. Ou la horde détruira-t-elle tout ? 

Le chérubin laissa le pilote automatique tissé à même son esprit faire avancer la voiture. Derrière el, el vit que les autres passagers étaient plongés dans le réseau EL. Là encore, les petites boules de cristal qu’els tenaient entre leurs mains canalisaient la lumière environnante pour leur faciliter l’accès au réseau. Dans le royaume de Malkouth, si loin de la lumière originale d’Ein Sof et d’EL, il était impossible de se connecter au reste de la Création sans ces appareils.

— Bon, le réseau EL fonctionne au moins, dit un passager.

— S’il cesse de fonctionner à son tour, on sera sûrs de ce qu’il se passe, ricana un autre. 

Les rires des chérubins furent un peu étouffés par la crainte qui serrait leurs gorges. Les subalternes de Kémirée étaient tendus, mais pas au point de pleurer comme les anges. Nakirée, le souffle coupé, respira un bon coup et rappela son fils Hémoée. 

— Tout le monde descend à l’arène pour la fête, se lamenta ce dernier. Je comprends rien. Le ciel est tout noir ! Complètement... vide ! C'est horrible ! La horde est forcément là. On devrait évacuer !

— D’où viennent les ordres ? demanda Nakirée.

Il était peu probable qu'Hémoée sache quelque chose, mais tenter ne coutait rien.

— Les ordres ? Bah, c'est Luisiel qui nous a demandé de descendre...

— El seul ? Pas quelqu'un d'autre ? 

— Eh bien... Je sais pas, hésita Hémoée. 

— Tu n'as pas une idée ? insista son père. 

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Parce que je veux comprendre ce qu'il se passe, fit Nakirée en forçant un sourire pour ne pas angoisser encore davantage son jeune fils. 

— Écoute papa, je sais pas ce que ça vaut mais je crois que les séraphins ont quelque chose à voir là-dedans... Els sont très insistants et ignorent complètement la nuit sans étoiles. 

— Insistants ? relança Nakirée. 

— Els sont soudain obsédés par la fête, expliqua Hémoée. Toute la semaine Burrhus a beuglé pour nous ordonner de rester concentré sur notre travail plutôt que sur les festivités. Mais là, depuis quelques heures, el a complètement changé d'avis. On doit tous faire la fête. Ordre du haut-commandement. Enfin, els en parlent comme d’une cérémonie religieuse et veulent qu’on soit tous réunis au Sanctuaire. C’est bizarre non ? D’habitude c’est pas comme ça.

— En effet... Bon, reste au gynécée comme prévu, ordonna Nakirée. Je viendrai t'y chercher dès que j'arriverai. 

— Je peux pas. Els nous forcent tous à descendre à l'arène.

— Même les enfants ?!

— Euh oui, enfin je sais pas. Je pense pas que les azohim et leurs petits gosses descendront, mais qui sait ?

— Par EL…

Les cœurs de Nakirée battaient à tout rompre, entre inquiétude et indignation. 

— Écoute, obéit, descend à l'arène. Promis je vais venir te voir dès que j’arrive au Sanctuaire, d’accord ?

— D’accord…

Hémoée se déconnecta du lien télépathique. Nakirée respira doucement, tentant de se calmer de nouveau. El contempla un instant la possibilité de rappeler Miel. Mais le chérubin, en son for intérieur, eut la certitude que les lèvres du roi des anges seraient scellées. Il lui faudrait confronter Luisiel el-même durant la fête. Ou bien...

Burrhus…

À l'arrière du véhicule, les chérubins passagers ricanaient doucement. Leurs esprits étaient concentrés sur le réseau EL, grâce auquel els écoutaient une émission. Nakirée s'y connecta à son tour.

"L'ange Oliel demande : pourrai-je surveiller mes âmes pendant la fête à l'arène ? Eh bien... si tu veux t'attirer les foudres d'EL, oui tu pourras le faire…"

Derrière son fameux bureau en bois, Burrhus, l'énorme évêque de Sicad, répondait aux questions des auditeurs.

"Bon, bon. Je comprends tout à fait le doute que tu as Oliel. EL a ordonné aux anges de garder les fragments de son âme à tous les instants. Mais là, nous nous trouvons au tournant d'un nouveau millénaire, et EL requiert qu'on le prie avant tout. Les raisons pour cela sont nombreuses..."

Quelle coïncidence, pensa Nakirée. Burrhus n'avait-el pas mieux à faire en préparation de cette fête "sacrée" ? Apparemment non. El avait peut-être décidé de cela pour calmer les peurs des élohim. Mais bon. Le comportement de Burrhus ne semblait pas plus étrange que ceux des autres haut-command'ailes. El répondait maintenant avec une langue de bois crasse aux questions sur la nuit sans étoiles. 

Fichus nobl'ailes…

Nakirée respira difficilement, la pression dans sa poitrine et sa gorge l'étouffant de plus en plus. Seule l'adrénaline l'empêchait de couler dans cette soupe de confusion et d'anormalité. El se sentit pris dans un cauchemar bizarre, où tous les gens de pouvoir de cette planète lui faisaient dos alors que la fin du monde venait.

Que faire ? 

Nakirée pria.

Euthanatos, étend ma Clairvoyance

Guide mes regards et mon génie

Car je ne dois plus juste percer les secrets des machines

Il me faut à présent découvrir ceux des haut-command'ailes

La destinée de Sicad est au bord de l'Abysse

C'est alors que Nakirée entendit une voix résonner dans le réseau. 

Retourne aux racines de ta présence ici.

Après quelques heures de voyage, la voiture de Nakirée arriva dans la vallée du Sanctuaire. Les routes souterraines reprirent sa beauté, à la lumière du jour, au zénith des soleils. C'est alors que Nakirée stoppa le véhicule, le garant sur le flan du tunnel. 

— Que fais-tu, Interracs ? demanda un des passagers. 

— Je dois descendre ici. Vous pouvez me laisser. Je rentrerai à tire-d’aile. 

Les chérubins échangèrent des regards suspicieux. Els tapèrent leurs sabots contre le sol de l'habitacle. 

— Pourquoi tu descends en plein milieu de la plaine comme ça ? demanda l'un d'els.

— Ça ne vous regarde pas, dit fermement Nakirée.

— Oh que si ça nous regarde, étranger. On peut pas te laisser partir comme ça dans un contexte pareil. 

Nakirée soupira.

— Votre command'aile Kémirée a... El est resté à la tour de surveillance.

— El s'est envolé, on le sait, coupa le chérubin.

— Je veux faire de même, voir ce qu'il se passe, expliqua Nakirée. Ça ne vous coute rien de me laisser faire.

— C'est bon, râla un autre passager. Laissez-le partir, j'ai la flemme de m'embrouiller là. 

— Les command'ailes ne seront pas contents de savoir que l'Interracs est allé se promener sans surveillance !

— Mais laisse tomber par EL ! s'agaça le flemmard. El fréquente le command'aile Miel el-même. Tu crois qu'el sait pas ce qu'el fait ? 

Nakirée leva les yeux de son visage au ciel, ouvrit la porte et sortit de la voiture, s'en éloignant pour trouver une sortie latérale du tunnel. Quelques secondes plus tard, le véhicule redémarra, laissant Nakirée seul.

Enfin…

Sur les parois du tunnel, Nakirée observa la vallée verdoyante, sa végétation ondoyante. Ses centaines d'yeux décelèrent un minuscule interstice entre deux pans de l'image. El le toucha, s'y glissa et enfin, el ressentit el-même la douceur de la brise véritable, parfumée par les fleurs. Devant lui, une structure noire se dressa soudainement. Les monolithes de la vallée.

Nakirée recula un peu, prit d'un léger vertige. El observa la surface huileuse des monuments, si sombres, si différents du lumineux Sanctuaire des élohim de Sicad, perché dans les montagnes non loin. Prenant son courage à deux mains, Nakirée s'approcha d'un des monolithes et posa sa main contre sa surface. L'œil de sa paume plongea dans sa matière et capta toutes ses propriétés. El sentit sa densité, son homogénéité. El décela chaque élément, chaque particule qui passait par là. El vit enfin le plus petit des détails, les fils de la réalité qui composaient au plus profondément la matière de ces monolithes et l'énergie qui circulait à l'intérieur. Les monolithes étaient faits de cristal. Malgré leur couleur noire, de forts courants lumineux coulaient en eux. Là était la nature du cristal, le vase de la lumière d'EL.

Nakirée vit que ces flux immémoriaux étaient stables, imperturbés. Personne n'était entré dans les monolithes depuis sa dernière venue ici, personne n'avait même essayé. Pourtant, Nakirée entrevit quelque chose. Une trace, une traînée très familière mais qui ne devait pas être ici, comme un parfum d'antan. L'Interracs sonda sa mémoire, cherchant cette signature si frappante. Une succession d'images traversèrent alors son esprit. Euthanatos, le grand maître, et ses milliers d'yeux scrutateurs. Les forges cristallines de Chokmah, dont l'odeur brûlait le nez. Les mouvements des draperies sur les épaules des Initiés. Et la Fille.

Nukvah ?

Nakirée recula, stupéfait. Le partzuf, l'arme de destruction massive, était là. La plus belle œuvre d'Euthanatos, pensait l'Interracs, car la plus douce et raisonnable. Du moins, sa signature cristalline avait traversé les monolithes. Elle était entrée, tout récemment. 

Nakirée souffla, calculant les implications de cela. 

— Que fais-tu là ? souffla-t-el.

— Mon travail, sourit Nukvah. 

— Qui…

— Le Métatron.

Métatron, le souverain de Kether, avait fait venir son arme ultime ici. Nakirée râla. Hémoée avait eu raison à propos de Burrhus. Les séraphins mijotaient quelque chose. Mais soudain, Nakirée fut brusquement tiré de ses pensées. Quelque chose dans son esprit claqua et sa mémoire à court terme disparu. Nukvah, Nukvah venait de lui faire oublier quelque chose, mais quoi ? Affolé, Nakirée ouvrit grand les yeux. El vit alors plusieurs silhouettes, debout en arc de cercle à quelques mètres derrière el. La grande lumière mauve de l'archange Pomiel fut la première qu'el identifia, régal dans sa longue tunique. Puis el vit Miel, plus petit, mais d'une couleur similaire. Il y avait aussi le gigantesque Burrhus, engloutit dans le feu de son halo. Luisiel, faisait de même, ses flammes bleuies par leur chaleur insoutenable. Tous ces command'ailes, tous ces nobl'ailes, regardaient le monolithe. Nakirée reprit sa forme normale, les cœurs au bord des lèvres. 0

Euthanatos, pria-t-el, mon seigneur, arme ma langue et mes regards. Protège-moi et ma mission.

Nakirée retira sa main du monolithe et se retourna. Devant el, el ne vit que la vallée et ses champs de fleurs. Il n'y avait plus personne. L'archéo-tech regarda le monolithe et laissa échapper un soupir agacé. El se reprit bien vite et s'adressa à Nukvah.

— Merci de m'avoir partagé ta mémoire, merci…

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